Corte europea dei diritti dell’uomo P.V. c. Spagna, decisione del 30 novembre 2010 (FRANCESE)

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupančič,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Luis López Guerra, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 novembre 2010,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 35159/09) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont une ressortissante de cet État, Mme P.V. (« la requérante »), a saisi la Cour le 18 juin 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la chambre a décidé d’office de ne pas révéler l’identité de la requérante, afin d’empêcher l’identification de son fils (article 47 § 3 du règlement).

2.  La requérante est représentée par Me M. Ródenas Pérez, avocat à Madrid. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. I. Blasco Lozano, chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.

3.  La requérante se plaint que sa transsexualité a pesé de manière déterminante dans la décision judiciaire de restreindre le régime de visites à son fils.

4.  Le 26 août 2009, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  La requérante est née en 1976 et réside à Lugo. Elle est une transsexuelle passée du sexe masculin au sexe féminin.

6.  Avant d’entamer le traitement de changement de sexe, la requérante avait été mariée à P.Q.F. avec qui elle avait eu un enfant né en 1998. Par un jugement du 2 avril 2002, le juge de première instance no 4 de Lugo déclara la séparation de corps des époux et homologua la convention qu’ils avaient conclu à l’amiable avant la séparation. Conformément aux dispositions de cette convention, la garde de l’enfant était attribuée à la mère et l’autorité parentale confiée aux deux parents conjointement. Par ailleurs, elle fixa un régime de visites en faveur du père, avec qui l’enfant passerait un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires.

7.  Le 24 mai 2004, P.Q.F. introduisit une demande visant à modifier les mesures prises dans le jugement de séparation. Elle sollicita la privation de l’exercice de l’autorité parentale à son ex-époux et la suspension du régime de visites et de toute communication entre le père et le fils, alléguant le manque d’intérêt du père vers l’enfant, ainsi que le fait qu’il suivait un traitement hormonal pour changer de sexe, qu’il se maquillait et s’habillait habituellement comme une femme.

8.  Par un jugement du 18 octobre 2004, le juge de première instance no 4 de Lugo accueillit partiellement les prétentions de la mère de l’enfant. D’une part, le juge rejeta la demande de P.Q.F. tendant à la privation de l’exercice de l’autorité parentale de la requérante, au motif qu’il n’avait pas été démontré que cette dernière avait négligé de façon grave ses obligations envers l’enfant. Il confirma par conséquent l’autorité parentale conjointe.

9.  D’autre part, pour ce qui est du régime de visites, le juge décida de le restreindre au lieu de le suspendre totalement comme le souhaitait la mère. A cet égard, il rappela d’emblée la jurisprudence du Tribunal suprême conformément à laquelle le droit de visite n’était pas configuré comme un droit inconditionnel pour le géniteur, mais comme un droit soumis à l’intérêt et au bénéfice de l’enfant. Par ailleurs, le juge nota que le régime de visites ne pouvait pas être utilisé pour projeter les tensions et l’inimitié existantes entre les parents, son but étant de faciliter les relations entre le parent et l’enfant qui se trouvaient séparés, afin de permettre le développement affectif de l’enfant. Appliquant ces critères aux circonstances de l’espèce, le juge de première instance se prononça comme suit :

« … il n’est pas possible d’accueillir la totalité des prétentions soulevées dans la demande, en raison de l’ensemble des preuves existantes et notamment du rapport d’expertise psychologique effectué par Mme. V. Celle-ci, après avoir réalisé une analyse approfondie de la situation familiale et de celle de chaque membre de la famille, conclut en affirmant que [P.V.] subit une instabilité émotionnelle empêchant d’établir un régime de visites ordinaire. Cependant, elle estime convenable de maintenir le contact entre le père et le fils moyennant un régime de visites progressif dans le centre de rencontres (Punto de Encuentro) de la ville « jusqu’à ce que [P.V.] se fasse opérer et retrouve pleinement ses facultés physiques et psychologiques avec la disponibilité et la stabilité dont le mineur a besoin ».

(…)

Il ne s’agit pas, contrairement à ce qui est interprété par la partie défenderesse, d’empêcher le père d’avoir une relation avec son fils en raison de sa transsexualité, ni de le discriminer pour ce motif, ni de l’empêcher d’exercer ses droits et ses devoirs en tant que père. Il s’agit en l’espèce de trouver la solution la plus appropriée aux intérêts du mineur, celle qui lui permettra de s’adapter aux nouvelles circonstances familiales.

[P.V.] se trouve dans une étape de sa vie pleine de changements très importants auxquels lui-même doit faire face avec de l’aide professionnelle. Cela fait uniquement quelques mois qu’il a entamé le processus de changement de sexe qui implique des modifications profondes dans tous les aspects de sa vie et de sa personnalité, ce qui, de manière logique et compréhensible, comporte l’instabilité émotionnelle détectée par la psychologue dans son rapport dans lequel elle conclut : « en ce moment, il n’est pas considéré comme étant convenable que [ P.V.] ait un régime de visites large avec le mineur, en raison de son instabilité émotionnelle et non de sa transsexualité en soi même »

C’est pour ce motif qu’un régime de visites restrictif est convenable, car l’instabilité [de P.V.] ne doit pas être transmisse au mineur, qui se sent confus face à la nouvelle apparence de son père. Nous parlons d’un enfant de six ans qui n’a pas encore la capacité nécessaire pour comprendre les changements expérimentés par son géniteur. »

10.  Dans le dispositif du jugement, le juge fixa le régime de visites proposé par le psychologue dans son rapport d’expertise. Ce régime permettrait à la requérante de voir son fils un samedi sur deux, entre 17 et 20 heures dans le centre de rencontres (Punto de encuentro) de Lugo, sous le contrôle des professionnels et en présence de la mère jusqu’au moment où les professionnels n’estimeraient plus cette présence opportune. Par ailleurs, le juge ordonna au centre de rencontres de lui soumettre un rapport tous les deux mois pour suivre l’évolution des visites.

11.  La requérante fit appel. Par un arrêt du 19 mai 2005, l’Audiencia Provincial de Lugo confirma le jugement entrepris. Elle considéra que le moyen de preuve analysé en appel à l’initiative de la requérante à savoir, le rapport d’expertise du psychologue qui la traitait de son trouble de l’identité sexuelle, ne faisait que confirmer le critère pertinent du jugement de première instance. L’Audiencia Provincial estima qu’il était souhaitable de maintenir le système contrôlé de visites dans le centre de rencontres et les rapports bimensuels. Un régime de visites ordinaire pouvait mettre en danger l’équilibre émotionnel de l’enfant, qui devait s’habituer progressivement à la décision de changement de sexe prise par son géniteur, ce que le mineur était en train d’assumer de facto, car leur relation affective était bonne.

12.  Pour autant que la requérante contestait l’expertise psychologique de la première instance, l’Audiencia Provincial considéra que cette preuve ne pouvait pas être mise en question. Cette expertise était la seule à avoir également évalué aussi bien l’enfant que la mère et les parties s’étaient soumises volontairement à l’évaluation psychologique. Par ailleurs, l’Audiencia Provincial signala que la requérante ne pouvait pas se plaindre en appel du fait que le psychologue n’était pas spécialisé en psychologique clinique, car elle avait eu connaissance de sa nomination et ne l’avait pas contestée en temps utile.

13.  Invoquant l’article 14 de la Convention (interdiction de discrimination), la requérante forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Le ministère public sollicita dans son mémoire l’octroi de l’amparo à la requérante et la mère de l’enfant s’y opposa. Par un arrêt du 22 décembre 2008, la haute juridiction rejeta le recours.

14.  Le Tribunal constitutionnel nota d’emblée, que selon les documents figurant dans le dossier de la procédure, peu après l’introduction du recours d’amparo la requérante avait sollicité l’élargissement du régime de visites. Par une décision du 1er février 2006, le juge de première instance accorda l’élargissement dans les conditions suggérées par les responsables du centre de rencontres, avec l’accord préalable de la mère et du ministère public. Ce régime élargi permettrait à la requérante de voir son fils un dimanche sur deux, entre 12 et 19 heures dans le centre de rencontres. Ultérieurement, le 9 novembre 2006, les responsables du centre informèrent le juge de leur décision d’élargir les visites contrôlées à un samedi et un dimanche sur deux, entre 11 heures 30 et 20 heures et entre 11 heures 30 et 19 heures, respectivement.

15.  Le Tribunal constitutionnel rappela sa jurisprudence conformément à laquelle la liste de critères de discrimination interdits par l’article 14 de la Constitution espagnole n’était pas exhaustive. A cet égard, il nota que même si la transsexualité n’était pas expressément mentionnée dans l’article 14, elle était indubitablement incluse dans la clause finale « n’importe qu’elle autre condition ou circonstance personnelle ou sociale ».

16.  En outre, la haute juridiction rappela qu’en matière de relations paterno-filiales, le critère devant être retenu par les juges pour prendre des décisions était celui de l’intérêt supérieur du mineur, mis en balance avec l’intérêt des géniteurs. Examinant les décisions judiciaires contestées par la requérante dans son recours d’amparo, le Tribunal constitutionnel se prononça comme suit :

« En définitive, la transsexualité [de P.V.] n’est pas le motif de la restriction du régime de visites accordé par les jugements attaqués, mais la situation d’instabilité émotionnelle qu'[elle] traverse, constatée par l’expertise psychologique assumée par les organes judiciaires, qui implique l’existence d’un risque important de perturbation effective de la santé émotionnelle et du développement de la personnalité du mineur, compte tenu de son âge (six ans à l’époque de la réalisation de l’expertise) et de l’étape évolutive dans laquelle il se trouve.

Certainement, il ne suffit pas d’affirmer l’existence d’une situation de trouble émotionnel chez le géniteur pour adopter une mesure si restrictive de ses droits parentaux. En tout état de cause, ce qui est déterminant c’est la répercussion effective que ce trouble peut avoir sur la relation avec le mineur. Évidemment, un mineur n’est ni moralement ni juridiquement obligé de supporter un traitement inadéquat et troublant de la part de ses parents en raison des problèmes rencontrés par ces derniers, y compris ceux dérivés de la décision libre de l’un des géniteurs de se soumettre à un traitement de changement de sexe. S’il est constaté que la répercussion de ce trouble est négative pour le développement du mineur, les mesures nécessaires pour l’éviter doivent être adoptées.

Cela dit, dans la présente affaire les décisions judiciaires attaquées en amparo ont estimé qu’une telle répercussion négative était un « risque certain » (arrêts du Tribunal constitutionnel 221/2004, fondement de droit no 4 et 71/2004, fondement de droit no 8) pour le mineur, ce qui permet d’écarter que le vrai motif de la décision de restreindre le régime de visites du requérant était sa dysphorie de genre. En effet, les décisions judiciaires montrent qu’à partir de l’appréciation raisonnable et motivée des preuves analysées lors de la procédure, notamment l’expertise psychologique (appréciation que ce Tribunal ne peut pas réviser, conformément à sa jurisprudence constante : arrêts du Tribunal constitutionnel 81/1998, du 2 avril 1998, fondement de droit no 3 ; 220/2001, du 5 novembre 2001, fondement de droit no 3 ; 57/2002, du 11 mars 2002, fondement de droit no 2 ; 119/2003, du 16 juin 2003, fondement de droit no 2 ; 159/2004 , fondement de droit no9, parmi d’autres) les organes judiciaires ont justifiée la nécessité et la proportionnalité de la restriction du régime de visites [de P.V.]. Ils ont constaté l’existence d’un risque certain (et pendant que celui-ci perdure) de porter préjudice à l’intégrité psychique et au développement de la personnalité du mineur si le régime de visites ordinaire était maintenu, eu égard au trouble émotionnel conjoncturel détecté chez [P.V.] lors de l’évaluation psychologique effectué à la demande de l’organe judiciaire.

En somme, les raisonnements des décisions judiciaires attaquées permettent d’arriver à la conclusion que la décision de restreindre le régime de visites initialement accordé en faveur [de P.V.] a été adoptée par les organes judiciaires en prenant en considération l’intérêt supérieur du mineur, pondéré par celui de ses géniteurs, et non par la condition de transsexuelle du requérant, comme le prétendent celui-ci et le ministère public. Cela détermine que nous devons rejeter que les décisions judiciaires attaquées ont donné un traitement juridique défavorable à [P.V.] dans le cadre de ses relations paterno-filiales proscrit par l’article 14 de la Constitution espagnole ».

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

17.  La Constitution espagnole :

Article 14

« Les espagnols sont égaux devant la loi ; ils ne peuvent faire l’objet d’aucune discrimination pour des raisons de naissance, de race, de sexe, de religion, d’opinion ou pour n’importe qu’elle autre condition ou circonstance personnelle ou sociale ».

Article 18

« 1.  Le droit à l’honneur, à l’intimité personnelle et familiale et à sa propre image est garanti à chacun ».

(…)

18.  Le Code civil :

Article 94

« Le géniteur n’ayant pas avec lui les enfants mineurs, profitera du droit à leur rendre visite, à communiquer avec eux et à les avoir en sa compagnie. Le juge pourra déterminer le temps, la manière et l’endroit pour l’exercice de ce droit, qui pourra être limité ou suspendu si l’existence de circonstances graves le conseille ainsi ou si les obligations imposées par la décision judiciaire ne sont pas respectées de manière grave ou réitérée ».

(…)

EN DROIT

I.                SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION, COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14

19.  La requérante allègue avoir subi un traitement discriminatoire fondé sur sa transsexualité et portant atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale. Elle invoque l’article 8 de la Convention combiné avec l’article 14, qui se lisent comme suit :

Article 8

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

20.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

21.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B.  Sur le fond

22.  La requérante se plaint que sa condition de transsexuelle a pesé de manière déterminante dans la décision de restreindre le régime de visites ordinaire initialement prévu dans le jugement de séparation. Elle estime que les tribunaux espagnols n’ont pas agi en prenant en considération l’intérêt supérieur de l’enfant. Elle affirme qu’ils ont utilisé l’intérêt du mineur comme un subterfuge juridique pour imposer un régime de visites restrictif en raison de sa transsexualité. Elle considère que la restriction de ses droits de visite est basée sur un préjugé social associant à la transsexualité une instabilité émotionnelle et l’incapacité pour exercer avec diligence ses droits et ses obligations comme géniteur de son fils. Par ailleurs, elle se plaint que la psychologue qui élabora le rapport d’expertise n’avait pas la spécialité de psychologie clinique.

23.  Le Gouvernement considère, au contraire, que la condition de transsexuelle de la requérante n’est pas le motif de la restriction du régime de visites initialement accordé. Il estime que les juridictions espagnoles ont pris en considération l’existence d’un risque de porter préjudice à l’intégrité psychique et au développement de la personnalité de l’enfant, en raison de l’instabilité émotionnelle détecté chez la requérante par l’expertise psychologique.

24.  Le Gouvernement relève qu’en matière de droit de visite les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation et que l’examen de ce qui convient au mieux à l’intérêt de l’enfant est d’une importance cruciale. En l’espèce, il considère que les juridictions espagnoles, dans le cadre de cette marge d’appréciation qui correspond à l’État, ont tenu compte de l’intérêt de l’enfant et ont adopté un régime de visites flexible, révisable et adaptable à la situation du mineur. Par ailleurs, il note que ledit régime a été adopté dans le cadre d’une procédure de modification des mesures prises dans le jugement de séparation dans laquelle avaient été sollicitées la privation de l’exercice de l’autorité parentale et la suspension du droit de visite de la requérante.

25.  Le Gouvernement estime que la motivation des décisions judiciaires, fondée sur l’intérêt de l’enfant, permet de conclure à la non-violation de l’article 8 de la Convention combiné avec l’article 14.

26.  La Cour rappelle que dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l’article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (voir arrêts Hoffmann c. Autriche, 23 juin 1993, § 31, série A no 255‑C, et Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, § 26, CEDH 1999‑IX).

27.  Il convient de déterminer si la requérante peut se plaindre d’une telle différence de traitement et, dans l’affirmative, si celle-ci est justifiée.

28.  La Cour observe que la transsexualité de la requérante se trouve à l’origine de la procédure de modification des mesures prises dans le jugement de séparation de corps entamée par son ex-épouse. En effet, celle-ci présenta sa demande en raison du traitement de changement de sexe entamé par la requérante. Dans toutes les décisions judiciaires rendues lors de la procédure il y a des références à la condition de transsexuelle de la requérante. Par ailleurs, la Cour convient que les juridictions espagnoles ont adopté un régime de visites différent, lorsqu’elles ont eu connaissance de la dysphorie sexuelle de la requérante. Elle note que ce nouveau régime de visites était moins favorable à la requérante que le régime initialement accordé par les époux dans la convention de séparation homologuée par le jugement de séparation de corps.

29.  Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction est discriminatoire au sens de l’article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir, entre autres, les arrêts Karlheinz Schmidt c. Allemagne, 18 juillet 1994, § 24, série A no 291‑B, Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, précité, § 29, et Fretté c. France, no 36515/97, § 39, CEDH 2002‑I). Lorsque l’orientation sexuelle est en jeu, il faut des raisons particulièrement graves et convaincantes pour justifier une différence de traitement s’agissant de droits tombant sous l’empire de l’article 8 (voir, mutatis mutandis, Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 89, CEDH 1999‑VI et E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 91, CEDH 2008‑…).

30.  En l’espèce, la Cour note toutefois, que ce qui est en jeu dans la présente affaire n’est pas une question d’orientation sexuelle, mais de dysphorie de genre. Elle estime néanmoins que la transsexualité est une notion qui est couverte, à n’en pas douter, par l’article 14 de la Convention. La Cour rappelle à cet égard que la liste que renferme cette disposition revêt un caractère indicatif, et non limitatif, dont témoigne l’adverbe « notamment » (en anglais « any ground such as ») (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 72, série A no 22).

31.  La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si la décision de restreindre le régime de visites initialement adopté a été déterminée par la transsexualité de la requérante, impliquant ainsi un traitement qui pourrait être considéré comme discriminatoire en tant que dérivé de sa dysphorie sexuelle.

32.  La Cour constate que les juridictions espagnoles ont insisté dans leurs décisions sur le fait que la transsexualité de la requérante n’était pas le motif de la restriction du régime de visites initial. Elles ont pris en considération la situation d’instabilité émotionnelle constatée chez la requérante par l’expertise psychologique et le risque de transmettre cette instabilité à l’enfant, perturbant ainsi son équilibre psychologique. Le Tribunal constitutionnel a même précisé que la simple existence d’un trouble émotionnel chez la requérante ne suffit pas à justifier la restriction des visites. Il souligna que le motif déterminant pour restreindre le régime de visites était l’existence d’un risque certain de porter préjudice à l’intégrité psychique et au développement de la personnalité du mineur, compte tenu de son âge et de l’étape évolutive dans laquelle il se trouvait.

33.  En ce qui concerne l’instabilité émotionnelle de la requérante, la Cour note qu’elle fut constatée par une psychologue dans un rapport d’expertise élaboré à la demande du juge de première instance. La requérante s’est soumise volontairement à l’évaluation psychologique, comme le constata l’Audiencia Provincial en appel et ne contesta pas en temps voulu le fait que la psychologue n’était pas spécialisée en psychologie clinique. Au demeurant, la Cour relève que la requérante eut l’occasion de contester l’expertise psychologique lors de l’audience publique et qu’en appel, elle proposa une nouvelle expertise qui fut examinée par l’Audiencia Provincial.

34.  La Cour observe, en outre, que le juge de première instance n’a pas privé la requérante de l’exercice de l’autorité parentale et n’a pas suspendu son droit de visite, comme le sollicita la mère. Suivant les recommandations de l’expertise psychologique, qui avait estimé convenable de maintenir le contact entre le père et le fils, il adopta un système contrôlé de visites dans un centre de rencontres, ordonnant à ce dernier de lui soumettre un rapport tous les deux mois pour suivre l’évolution des visites. Conformément à ce régime évolutif de visites, la requérante pouvait au départ voir son fils un samedi sur deux pendant trois heures dans le centre de rencontres, sous le contrôle de professionnels.

35.  Ultérieurement, les visites furent élargies, comme le constata le Tribunal constitutionnel dans son arrêt. En février 2006, suite à une demande de la requérante, le juge de première instance augmenta à cinq heures la durée des visites bihebdomadaires, suivant les suggestions des responsables du centre. En novembre 2006, les visites contrôlées furent élargies à deux jours, un samedi et un dimanche sur deux, entre 11 heures 30 et 20 heures et entre 11 heures 30 et 19 heures, respectivement.

36.  Aux yeux de la Cour, le raisonnement des décisions judiciaires donne à penser que la transsexualité de la requérante n’a pas été le motif déterminant dans la décision de modifier le régime de visites initial. C’est l’intérêt supérieur de l’enfant qui a primé dans la prise de la décision. La Cour note à cet égard la différence existante entre les faits de l’espèce et ceux de l’affaire Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal précitée, dans laquelle l’orientation sexuelle du requérant avait pesé de manière déterminante dans la décision de lui priver de l’exercice de l’autorité parentale. En l’espèce, eu égard à l’instabilité émotionnelle conjoncturelle détectée chez la requérante, les juridictions espagnoles ont privilégié l’intérêt de l’enfant en adoptant un régime de visites plus restrictif, lui permettant de s’habituer progressivement au changement de sexe de son géniteur. Cette conclusion est renforcée par le fait que le régime de visites a été élargi, alors que la condition sexuelle de la requérante reste la même.

37.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la restriction du régime de visites n’a pas été le résultat d’une discrimination fondée sur la transsexualité de la requérante. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention combiné avec l’article 14.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable ;

2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention, combiné avec l’article 14.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 novembre 2010, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

              Santiago Quesada              Josep Casadevall
Greffier              Président